Titre : Le principe de transparence implique-t-il qu’une personne morale s’explique sur le processus créatif du modèle qu’elle exploite ?
Source : Cass. 1re civ., 10 juill. 2014, n° 13-16.465, Tecni Shoe SA (Espagne) c/ Société d’importation Leclerc (SIPLEC) ; Carpex Comercial de Calcado Lda : JurisData n° 2014-016353
Pour débouter une société de son action en contrefaçon l’arrêt retient que la présomption de possession d’une œuvre au profit des personnes morales ne doit être reconnue qu’à la condition qu’elles justifient avoir participé techniquement et financièrement à l’élaboration d’un processus créatif qui leur a permis d’exploiter et de commercialiser le produit sans qu’aucune contestation n’émane des auteurs, et qu’il ne saurait être reconnu la titularité de droits d’auteur à des personnes morales sur des œuvres dans lesquelles elles n’exercent aucune influence ou n’ont aucun contrôle.
En statuant ainsi, alors qu’il résultait de ses propres constatations que la société demanderesse justifiait d’actes non équivoques d’exploitation en France, la cour d’appel a violé pour fausse application, l’article L. 113-5 du Code de la propriété intellectuelle.
Observations.
La question posée est celle de savoir à quelles conditions une personne morale, à titre originaire, peut se prévaloir de la qualité d’auteur. Une objection d’apparence très pertinente avait été formée après l’apparition de la loi du 11 mars 1957 à l’encontre des droits des personnes morales qui consistait à soutenir que seules les personnes physiques étaient aptes à la création et pouvaient posséder des droits d’auteur, ce qui revenait par voie de conséquence à interdire toute action en contrefaçon aux personnes morales (CA Paris, 27 mai 1975 : D. 1976, p. 104, note Desbois ; JCP G 1976, II, 18297, note P. Greffe).
En un premier temps la Cour de cassation a admis qu’une personne morale puisse se prévaloir de la qualité d’auteur, mais à la condition qu’il s’agisse d’une œuvre collective et qu’elle apporte la preuve de son caractère collectif (notamment, CA Paris, 28 oct. 1980 : PIBD 1981, III, p. 248. – CA Paris,18 févr. 1982 : PIBD 1982, III, p. 143).
Puis la Cour de cassation a considéré qu’une cour d’appel n’avait pas donné de base légale à sa décision, ayant retenu la qualification d’œuvre collective pour un modèle « alors qu’il ne résultait pas de ses énonciations que chacune des personnes ayant concouru à l’élaboration du modèle ne pouvait pas se prévaloir de droits indivis sur l’ensemble de cette œuvre » (Cass. 1re civ., 7 avr. 1987 : JCP G 1987, II, 20828, note Françon ; PIBD 1987, n° 425, III, p. 29).
Puis dans deux arrêts du 24 mars 1993 la 1re chambre civile de la Cour de cassation a jugé qu’il résultait, du seul fait qu’une société commercialise sous son nom un modèle, une présomption de propriété à son bénéfice (Cass. 1re civ., 24 mars 1993 : JCP G 1993, II, 22085).
Les œuvres des arts appliqués sont, en effet, dans la presque totalité des cas des œuvres collectives : elles ont été conçues à l’initiative et sous la direction d’une entreprise ou d’une société et leur élaboration, qui donne lieu à diverses étapes au cours desquelles s’instaurent des discussions en vue de concevoir un produit, met nécessairement en cause plusieurs personnes : un dessinateur qui établira des plans, puis à partir de ces plans un maquettiste interviendra presque toujours, un ou plusieurs prototypes seront alors mis au point, lesquels feront encore l’objet de modifications successives généralement décidées au cours de réunions, sous la direction de la société.
Et l’œuvre exploitée sous le nom d’une société est collective s’il est prouvé qu’elle est due à son initiative et qu’elle a été soumise à son contrôle (notamment, Cass. 1re civ., 19 déc. 2013, n° 12-26.409 : Propr. industr. 2014, comm. 23, obs. P. Greffe ; PIBD 2014, n° 1000, III, p. 166 F. et P. Greffe Traité des dessins et des modèles 9è éd. 2014. 715 et s.).
Comme le souligne un arrêt de la cour d’appel de Paris (CA Paris, 18 janv. 1989 : PIBD 1989, n° 459, III, p. 397) « il n’était pas plus d’usage avant l’entrée en vigueur de la loi du 11 mars 1957, qu’il ne l’est devenu depuis lors, de dresser un constat des diverses phases du travail de création d’un modèle et exiger un témoignage de ceux qui ont participé à ce travail pour en connaître les conditions exactes avant d’admettre qu’il a été un travail collectif, reviendrait à refuser la protection de la loi aux œuvres réalisées dans des entreprises qui se sont dotées de bureaux d’études et de style et par suite priver les entreprises les plus importantes dans le domaine des arts appliqués du bénéfice de leurs efforts d’organisation, d’intelligence et de création et des investissements qu’elles y ont consacrés ».
En conséquence de cette jurisprudence les personnes morales bénéficient de la protection du livre Ier du Code de la propriété intellectuelle à la seule condition que l’exploitation de la création dont elles prévalent soit paisible et non équivoque (CA Paris, pôle 5, 2e ch., 24 juin 2011, n° 09/15395 : JurisData n° 2011-014551 ; PIBD 2011, n° 947, III, p. 589 ; Propr. industr. 2011, comm. 92, P. Greffe. – Cass. 1re civ., 4 mai 2012, n° 11-13.116, Hernandez c/ Matecat : JurisData n° 2012-009214 ; Propr. industr. 2012, comm. 74, F. Greffe. – CA Paris, 4e ch., 17 déc. 2008, n° 07/05351 : PIBD 2009, n° 891, III, p. 870).
Il s’agit d’une présomption simple (Cass. com., 25 avr. 2006, n° 04-13.072 : JurisData n° 2006-033255 ; PIBD 2006, n° 833, III, p. 479. – CA Paris, 4e ch. A, 17 déc. 2008, n° 07/05351, préc.).
Mais il est vrai que selon quelques décisions la seule exploitation par une personne morale d’un modèle ne suffisait pas à justifier de son droit, encore fallait-il qu’elle s’explique sur les conditions d’élaboration du modèle, de son processus de création, outre qu’il lui appartenait de démontrer son originalité.
Une société cependant ne conserve pas nécessairement les éléments lui permettant de démontrer les étapes qui ont pu nécessiter l’élaboration de son modèle : croquis, dessins, maquettes etc. De même que l’on ne saurait exiger du titulaire des droits de création sur un modèle qu’il justifie de son originalité, de sa nouveauté, de son caractère propre ou de son caractère individuel.
Dans son assignation, l’auteur personne morale ou personne physique d’ailleurs, doit seulement décrire son modèle dans ses caractéristiques, caractéristiques qui selon lui, dans leur combinaison, justifient de sa protection. Il appartient alors au tribunal de juger à partir de la définition qui lui est donnée, si le modèle peut ou non bénéficier de la protection de la loi. C’est l’application des articles 56-2 du Code de procédure civile ou de l’article 551-2 du Code de procédure pénale. De même dans un arrêt du 19 juin 2014 la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, 2e ch., 19 juin 2014, aff. C-345/13 : JurisData n° 2014-016009 ; PIBD 2014, n° 1012, III, p. 704) précise que le titulaire d’un dessin ou d’un modèle communautaire non enregistré n’est pas tenu de prouver que celui-ci présente un caractère individuel, mais doit uniquement indiquer en quoi ledit dessin ou modèle « présente un tel caractère, c’est-à-dire identifier le ou les éléments du dessin ou modèle concerné, qui, selon ce titulaire, lui confèrent ce caractère ».
Sur la question tranchée par la Cour de cassation, la cour de Paris était partagée. Il a été jugé (CA Paris, pôle 5, 2e ch., 23 nov. 2012, n° 11/18021 : JurisData n° 2012-030356 ; PIBD 2013, n° 977, III, p. 975) qu’il appartenait à une société « de démontrer qu’elle a effectivement participé au processus créatif de son modèle afin de bénéficier de la protection au titre du droit d’auteur ». La 1re chambre du pôle 5 s’est prononcée en sens inverse par un arrêt du 19 décembre 2012 selon lequel « une personne physique ou morale est titulaire sur son œuvre des droits patrimoniaux de l’auteur dès lors que cette exploitation n’est pas équivoque et ce, sans qu’il y ait lieu de rechercher si la preuve d’un processus créatif est, ou non, apportée par la personne physique ou morale se prévalant de cette présomption » (CA Paris, pôle 5, 1re ch., 19 déc. 2012, n° 11/03883, Sté Delphes c/ Sté Avantage Mode, inédit).
L’arrêt du 10 juillet 2014 de la Cour de cassation est donc le bienvenu. Il clarifie ainsi une question qui n’aurait pas dû logiquement se poser.