1. DROIT MORAL
2. DROIT AU NOM
La Cour d’appel de Paris rejette les demandes d’un auteur fondées sur une prétendue violation de son droit à la paternité sur ses créations, dès lors qu’il est établi que celui-ci a conservé la faculté d’exiger à tout moment que soit mentionné son nom.
3. CA Paris, pôle 5, 1re ch., 7 déc. 2011
« Sur la violation du droit à la paternité des œuvres de M. Bäumer :
considérant que M. Bäumer et la société Ideal demandent la condamnation de la société Chanel à leur payer 5 millions d’euros de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi du fait de la violation du droit de M. Bäumer à la paternité de ses œuvres ;
qu’ils font valoir que les contrats de création de modèles originaux comportent tous un article 8-5 rédigé comme suit : « … ni Ideal ni M. Bäumer ne prendront l’initiative de divulguer au public leur rôle dans la création de bijoux ou le fait qu’ils sont parties au contrat ou ont été partie, directement ou indirectement, à un contrat quel qu’il soit avec Chanel, et que ce n’est qu’à la demande et avec l’autorisation et selon les modalités ayant reçu l’approbation de Chanel qu’ils pourront faire des communications à la presse et/ou aux tiers relativement à leur rôle dans la création des bijoux » ;
considérant que M. Bäumer et la société Ideal estiment qu’une telle clause interdit à l’auteur de se prévaloir de la paternité sur ses œuvres et viole manifestement les dispositions d’ordre public de l’article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle ;
Mais considérant que la clause ci-dessus reproduite, si elle a en effet pour conséquence de permettre à la société Chanel d’exploiter les créations de M. Bäumer sans faire mention de son nom, n’emporte pas pour autant aliénation de son droit à paternité mais lui laisse au contraire la faculté d’exiger à tout moment la mention de son nom sur ses créations ; qu’elle prévoit seulement que M. Bäumer ne pourra prendre l’initiative d’exercer seul cette faculté de divulguer son rôle sans en avoir préalablement référé à son partenaire ; que M. Bäumer ne prétend pas qu’il aurait été au moins une fois dans le cas d’exprimer sa volonté de voir son nom mentionné sur les créations et que cette volonté se serait opposée à un refus de la société Chanel ; qu’il n’allègue en réalité aucune atteinte avérée ;
considérant que M. Bäumer et la société Ideal ne sont pas fondées à soutenir qu’ils auraient été maintenus dans l’ignorance de la faculté d’exiger à tout moment la mention du nom de M. Bäumer sur ses créations telles qu’exploitées par la société Chanel ; qu’ils ne prétendent pas que leur consentement aux contrats comportant cette clause aurait été vicié par erreur ou surpris par dol ;
considérant que c’est donc à juste titre que le Tribunal a rejeté les demandes de M. Bäumer et de la société Ideal sur le fondement de la violation du droit de paternité de M. Bäumer sur ses œuvres, faute pour ce dernier de rapporter la preuve, au-delà des stipulations contractuelles critiquées, de réelles atteintes ;
considérant que M. Bäumer demande également à la Cour d’ordonner à la société Chanel, sous astreinte de 30 000 € par jour à compter du prononcé de l’arrêt, que les nom et qualités de Lorenz Bäumer figurent sur les publicités, catalogues, sites internet et qu’un poinçon reproduisant en son nom dans la même taille que Chanel soit apposé sur chaque exemplaire des modèles créés par lui ;
considérant que la société Chanel, loin de résister à cette prétention, demande au contraire à la Cour de lui donner acte de ce qu’elle a d’ores et déjà commencé à mettre en œuvre les mesures appropriées sur la mention du nom et de la qualité de M. Bäumer dans ses publicités et catalogue ;
Considérant dès lors que la demande de M. Bäumer sera accueillie dans son principe et que le montant de l’astreinte, compte tenu des engagements de la société Chanel, sera réduit à 5 000 € par jour ; »
NOTE
Un contrat de cession de modèle de bijoux à la société Chanel comportait une clause interdisant à l’auteur de divulguer au public son rôle dans la création, tout en prévoyant que s’il en faisait la demande il pourrait se prévaloir de la paternité sur ses œuvres « avec l’autorisation et selon les modalités ayant reçu l’approbation de Chanel ».
La Cour estime que cette clause est valable, dans la mesure où elle « n’emporte pas aliénation [de l’auteur] à son droit à paternité, mais lui laisse au contraire la faculté d’exiger à tout moment la mention sur ses créations ».
La Cour ajoute qu’au-delà de la clause contractuelle, l’auteur, à partir du moment où il ne prétend pas avoir « exprimé sa volonté de voir son nom mentionné sur [ses] créations et que cette volonté se serait opposée à un refus de la société Chanel », ne peut se plaindre d’une violation de son droit moral « faute de rapporter la preuve de réelles atteintes ».
Cet arrêt confirme qu’il est toujours possible pour un auteur de renoncer temporairement à ce que sa signature figure sur ses créations.
La question de savoir si l’auteur d’un modèle reproduit industriellement peut ou non exiger que son nom apparaisse sur ses créations se pose souvent dans le cadre de litiges qui l’oppose au cessionnaire de ses droit patrimoniaux qui, pour des raisons évidentes, apposera sa marque sur les produits qu’il commercialise, surtout si celle-ci bénéficie d’une forte renommée.
Il y a quelques années, la Cour d’appel de Paris avait débouté un designer de ses prétentions au titre d’une violation de son droit au nom, en considérant que « dans le domaine des arts appliqués à l’industrie, l’œuvre artistique a un caractère accessoire par rapport à l’objet exploité et que le succès d’un dessin ou d’un modèle dépend de l’effort financier de l’industriel qui a pris le risque de son exploitation », la Cour ajoutant qu’il n’était « pas d’usage [que] sur des réalisations industrielles [il soit fait mention du nom de l’auteur] » (CA Paris, 22 mars 1983, D 1985, somm. p. 9 obs. JJ Burst).
Mais la solution adoptée par la Cour d’appel de Paris se heurtait très certainement aux dispositions d’ordre public de l’article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle (J. Azema et JC Galloux. Précis Dalloz. 7ème ed. 2012, n° 1317 ; F. et P. Greffe, Traité des dessins et des modèles. Litec 2008, n° 1383).
A l’inverse, certaines décisions ont considéré que le seul fait pour une entreprise de commercialiser un dessin ou un modèle sans y faire figurer le nom de l’auteur était attentatoire à son droit moral, le droit pour un auteur de publier son œuvre sous son nom constituant une prérogative essentielle conférée par la loi.
C’est ainsi que la Cour d’appel de Paris a pu condamner la société L’Oréal pour violation du droit au nom de l’auteur, en considérant que « cette protection accordée par la loi ne permet pas à une société fabricant de parfums d’invoquer les usages dans le domaine de la parfumerie ou des produits cosmétiques qui la dispenseraient de faire mention du nom de l’artiste, usage dont elle ne démontre d’ailleurs pas l’existence. Et il importe peu que les emballages des produits provenant d’autres fabricants soient dépourvus de toute indication des noms des personnes qui ont participé à la réalisation des emballages ou que les œuvres créées soient destinées à un usage essentiellement utilitaire et commercial » (CA Paris, 4ème ch., sect. A, 31 oct. 2000. PIBD 2001 n° 713, III, 68).
Ces décisions constituaient également une erreur pour les raisons suivantes.
Il est vrai que l’auteur ne peut céder ni renoncer à son droit moral. Les dispositions de l’article L.121-1 du Code de la propriété intellectuelle, qui sont d’ordre public, le lui interdisent. Mais le droit moral comporte, comme l’une de ses prérogatives essentielles, le droit de divulgation tel qu’il est défini par l’article L. 121-2 du Code de la propriété intellectuelle. L’auteur est, en vertu de ce droit, seul à pouvoir décider des conditions dans lesquelles son œuvre sera divulguée, et parmi ces conditions, figure celle de savoir s’il entend ou non que sa signature apparaisse sur l’œuvre cédée.
L’auteur peut donc, pour des raisons personnelles, estimer que son nom ne doit pas apparaître, ou même, dans le domaine des arts appliqués, admettre qu’il ne soit pas possible, pour des raisons techniques ou matérielles, de l’y faire figurer.
Du moment qu’il ne renonce pas à son droit à la paternité, une telle clause est valable, l’auteur ne faisant ainsi qu’exprimer son droit de divulgation.
C’est ainsi qu’un illustrateur ne saurait se plaindre d’une atteinte à son droit moral au motif que sa signature ne figurait pas sur ses dessins, alors qu’il ne démontre pas que ladite signature ait été effectivement supprimées (TGI Paris, 3ème ch., 1re sect., 25 janv. 1995 : Gaz Pal 1995, 2, somm. p. 606).
La Cour de cassation, dans un important arrêt qu’elle a rendu en 2007, s’est également prononcée en ce sens, en approuvant un arrêt de la Cour d’appel de Colmar qui avait validé la clause d’un contrat comportant cession de dessins à l’entreprise la Manufacture d’Impression sur Etoffes de Beauvillé et qui autorisait la cessionnaire « à omettre ou à effacer le nom de l’auteur ».
La Cour de Colmar avait en effet estimé qu’une telle clause était valable dans la mesure où « elle n’emportait pas aliénation du droit de paternité de l’auteur ».
Fort justement, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi contre cette décision et a considéré que cette solution était conforme au droit : « l’autorisation faite par l’auteur au cessionnaire d’un droit d’exploitation de ne pas mentionner son nom sur les articles reproduisant ses œuvres n’emporte pas aliénation de son droit de paternité, dès lors qu’il conserve la faculté d’exiger l’indication de son nom ; ayant par une appréciation souveraine de la clause litigieuse, relevé que Monsieur X. avait autorisé la société Manufacture d’Impression sur Etoffes de Beauvillé à ne pas faire figurer son nom sur les produits fabriqués et commercialisés sous la marque Beauvillé et que cette autorisation n’était pas définitive puisqu’il avait conservé la faculté d’exiger, à tout moment, que son nom fut mentionné, la Cour d’appel a jugé à bon droit que cette clause qui n’emportait pas aliénation du droit de paternité, était valable et ne portait pas atteinte au droit moral de l’auteur » (Cass. civ. 1re ch., 13 fév. 2007, Prop. ind. Juin 2007, p. 25 et nos obs.).
Dans le même sens, il a été jugé qu’un « photographe ne saurait faire grief à un annonceur de n’avoir pas mentionné son nom sur les reproductions de ses photographies dans la presse ; en effet, le photographe était en relations de travail suivies avec l’annonceur lorsque les publicités litigieuses ont été diffusées ; il avait réalisé de nombreuses prises de vue dont il facturait les utilisations publicitaires ; il ne soutient pas avoir sollicité de l’annonceur que son nom figurera sur ses publicités, ni s’être ému de l’absence de sa mention ; il s’en déduit ainsi de la continuité de leurs relations contractuelles et des factures émises régulièrement qu’il était convenu entre les parties de poursuivre les mêmes modalités de parutions publicitaires qui ne faisaient pas mention du nom du photographe » (CA Paris, pôle 5, ch. 2, 20 nov. 2009, Gaz Pal avril 2010, p. 1042).
L’arrêt commenté, conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation, ne peut qu’être approuvé.
Une autre hypothèse peut enfin se produire : c’est celle où l’auteur, par ailleurs gérant de l’entreprise qui exploite son modèle, a déposé son nom patronymique à titre de marque.
L’auteur peut-il alors valablement reprocher à une personne qu’il poursuit en contrefaçon de son modèle de porter en outre atteinte à son droit moral, faute d’avoir mentionné son nom, ce alors que par ailleurs :
une telle mention serait constitutive de contrefaçon de marque ;
l’apposition du nom de l’auteur sur une œuvre contrefaisante pourrait au surplus tomber sous le coup de la loi du 9 février 1895 sur les fraudes dans le domaine artistique (modifiée par la loi du 9 février 1994 et l’ordonnance du 19 septembre 2000) qui interdit de faire apparaître ou d’apposer un nom usurpé sur certaines œuvres de l’esprit.