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Curiosité de l’acheteur d’un produit design

SOURCE :

Trib. UE, 3e ch., 9 sept. 2014, aff. T-494/12, Biscuits Poult Sas c/ OHMI et Banketbakkerij Merba Bv
Trib. UE, 4e ch., 3 oct. 2014, aff. T-39/13, Cezar przedsiębiorstwo produkcyjne Dariusz Bogdan Niewiński c/ OHMI et Poli-eco Tworzywa Sztuczne Sp. Zo.o.

RÉSUMÉ :

Peut-on tenir compte de la curiosité que portera sur des éléments qui seront ensuite cachés à sa vue, l’acheteur d’un produit design ? Le bon sens implique que non.

NOTE : Le modèle objet de la décision du 3 octobre 2014 du Tribunal de l’Union européenne concernait une pièce d’un produit complexe se composant d’une plinthe comportant une cavité destinée à loger des câbles électriques ou des fils téléphoniques et du dessin ou modèle contesté, à savoir un insert destiné à couvrir la cavité adapté à la plinthe et pouvant être démonté et remonté. Le modèle objet de la décision du 9 septembre 2014 du Tribunal de l’Union européenne concerait un modèle de biscuit.

Selon la décision du 3 octobre 2014 la visibilité est un critère essentiel de la protection des dessins ou modèles communautaires. En effet, il ressort du considérant 12 du règlement (CE) n° 6/2002 que la protection ne devrait pas être étendue aux pièces qui ne sont pas visibles lors d’une utilisation normale d’un produit, ni aux caractéristiques d’une pièce qui ne sont pas visibles lorsque celle-ci est montée. Il s’ensuit qu’il n’est pas nécessaire, aux fins du présent examen, d’apprécier si les cavités que le dessin ou modèle contesté est censé couvrir sont situées dans un produit au sens strict de l’article 3 du règlement (CE) n° 6/2002, mais, au contraire, d’apprécier les caractéristiques visibles lors d’une utilisation normale (Trib. UE, 3 oct. 2014, aff. T-39/13, consid. 40).

Dans la mesure où un dessin ou modèle constituant une pièce d’un produit complexe n’est pas visible lors d’une utilisation normale de ce produit complexe il ne peut être protégé en vertu de l’article 4, paragraphe 2, sous a), du règlement (CE) n° 6/2002. Il convient de considérer, par analogie, que la nouveauté et le caractère individuel d’un dessin ou modèle communautaire ne peuvent pas être appréciés en comparant ce dernier à un dessin ou modèle antérieur qui, en tant que pièce d’un produit complexe, n’est pas visible lors de l’utilisation normale de celui-ci (Trib. UE, 3 oct. 2014, aff. T-39/13, consid. 51).

S’agissant du modèle de biscuit, le Tribunal de l’Union européenne a jugé dans sa décision du 9 septembre 2014 :

« Force est de constater que la Chambre de recours a fait une correcte application des articles 3 et 6 du règlement n° 6/2002 lorsqu’elle a conclu, aux points 15 et 16 de la décision attaquée, que la couche de pâte à tartiner fondante étalée à l’intérieur du biscuit, sur toute sa longueur, n’était pas visible, puisque le produit devait être cassé pour que l’intérieur en fut rendu visible, de sorte que cette caractéristique n’entrait pas en ligne de compte pour l’appréciation du caractère individuel du dessin ou modèle contesté » (Trib. UE, 9 sept. 2014, aff. T-494/12, consid. 25).

Un biscuit tel que celui représenté par le dessin ou modèle contesté n’est pas un produit complexe au sens de l’article 3, sous c), du règlement (CE) n° 6/2002 puisqu’il ne se compose pas de pièces multiples pouvant être remplacées de manière à permettre son démontage et remontage. Par conséquent, les caractéristiques protégeables du dessin ou modèle contesté sont définies par référence aux règles exposées aux points 18 à 20 ci-dessus, lesquelles, s’agissant de produits ne constituant pas des pièces à assembler dans un produit complexe au sens de l’article 3, sous c), du règlement (CE) n° 6/2002 ne renvoient pas à la notion « d’utilisation normale », mais à l’apparence du produit au sens de l’article 3, sous a), de ce règlement (Trib. UE, 9 sept. 2014, aff. T-494/12, consid. 28).

Avant l’ordonnance du 25 juillet 2001 transposant la directive du 13 octobre 1998 il était de jurisprudence, les lois en la matière ne comportant aucune disposition sur cette question, que pour l’appréciation de la nouveauté et du caractère individuel d’un modèle l’on ne devait pas tenir compte de ses caractéristiques cachées à la vue lors de son utilisation.

On considérait qu’un dessin qui a pour but d’orner l’objet auquel il est appliqué devait être vu, que le modèle devait être apparent, cela tenant naturellement à sa destination ornementale (J. Azéma et J.-Ch. Galloux, Droit de la propriété industrielle, Dalloz 6e éd. 2006, n° 1206 ; J. Schmidt-Szalewski et J.-L. Pierre, Droit de la propriété industrielle, Litec 4e éd. 2007, n° 377).

Cette condition paraissait évidente et c’est sans doute la raison pour laquelle la jurisprudence était rare. La première décision concernait un modèle constitué par l’entrecroisement de fils métalliques soutenant la carcasse d’un chapeau féminin, modèle qui ne pouvait être protégé puisque l’étoffe qui les revêt les dérobe à la vue (T. corr. Seine, 4 déc. 1862 : Ann. propr. ind. 1863, p. 80) et ce n’est qu’en 1996 que la cour de Lyon a eu l’occasion de juger, à nouveau, que la forme d’un modèle devait être nécessairement apparente au regard de l’utilisateur final (CA Lyon, 1re ch., 12 sept. 1996 : PIBD 1996, n° 621, III, p. 601 ; JCP E 1997, I, chron. n° 655 et nos obs.). La Cour de cassation dans un arrêt du 20 février 2007 (Cass. com., 20 févr. 2007, n° 05-14.272 : JurisData n° 2007-037695 ; PIBD 2007, n° 851, III, p. 314 ; D. 2007, p. 951, note Daleau) confirme la jurisprudence de la cour de Lyon cassant un arrêt de la cour d’appel de Colmar, estimant que pour juger du caractère visible des caractéristiques d’un modèle il fallait se placer au regard de l’utilisateur final, l’objet étant installé, et non de l’intermédiaire ou de l’acquéreur (dans le même sens, Cass. com., 9 mars 2010, n° 08-17.167 et n° 08-19.877  : JurisData : 2010-001547 ; PIBD 2010, n° 917, III, p. 289).

Et le tribunal de grande instance de Paris (TGI Paris, 3e ch., 15 avr. 2010 : PIBD 2010, n° 923, III, p. 537), s’agissant de cartouches d’encre pour imprimantes a jugé qu’en raison de leur destination ornementale les dessins et modèles devaient être apparents pour l’utilisateur final que soient ou non applicables les dispositions du Code de la propriété intellectuelle, antérieures à l’ordonnance du 25 juillet 2001.

Il est vrai que la cour de Paris dans un arrêt du 18 juin 2014 (CA Paris, pôle 5, ch. 1, 18 juin 2014, n° 13/22981 : JurisData n° 2014-028518 ; Propr. industr. 2014, comm. 66, nos obs.) a jugé que l’utilisateur final du produit pouvait être l’acheteur habituel.

Cela étant les décisions commentées abordent deux questions :

1°) celle de savoir si les caractéristiques invisibles d’un modèle, susceptibles d’être protégées, peuvent être invoquées à titre d’antériorité ;

2°) celle de savoir, pour l’appréciation de la visibilité, si l’on doit faire une différence entre un produit et un produit complexe.

1- Les caractéristiques « invisibles » d’un modèle peuvent-elles être invoquées à titre d’antériorité ?

Il est entendu que les caractéristiques invisibles ne sauraient être prises en considération pour apprécier la nouveauté ou le caractère individuel du modèle, et dans sa décision du 3 octobre 2014 le Tribunal de l’Union européenne ajoute que ces mêmes caractéristiques ne peuvent être opposées valablement à titre d’antériorité et ce par « analogie ». Ainsi les caractéristiques « invisibles » qui peuvent être nouvelles et posséder un caractère individuel seraient enterrées en conséquence de leur invisibilité !

Cette solution n’est pas satisfaisante. Dans un cas le critère de l’invisibilité s’applique en considération de la définition d’un modèle qui par définition doit être vu, mais dans l’autre cas, les caractéristiques invisibles qui ont cependant été divulguées au public, sont jugées inopposables. Il n’y a semble-t-il aucune analogie entre les deux hypothèses envisagées, qui concernent au contraire deux situations différentes.

Cette décision se trouve, au surplus, selon nous, en contradiction avec l’article L. 511-6, alinéa premier, du Code de la propriété intellectuelle qui définit l’antériorité qui n’est pas opposable, comme étant celle qui n’a pu « être raisonnablement connue, selon la pratique courante des affaires dans le secteur intéressé, par des professionnels agissant dans la Communauté européenne, avant la date du dépôt de la demande d’enregistrement ou avant la date de priorité revendiquée ».

Et dans bien des cas les produits considérés auront été « diffusés auprès de commerçants » ce qui permet, selon la Cour de justice de les invoquer à titre d’antériorité (CJUE, 13 févr. 2014, aff. C-479/12, H. Gautzsch Grob Handel Gmbh : JurisData n° 2014-019628 ; F. et P. Greffe, Traité des dessins et des modèles, 9e éd. 2014, n° 243).

2- Doit-on faire une différence entre un produit et un produit complexe ?

La décision du 9 septembre 2014 concerne un produit, en l’espèce un biscuit.

Le tribunal rappelle :

– que les considérants 7, 12 et 14 du règlement (CE) n° 6/2002 se référaient à l’esthétique industrielle, à la limitation de la protection aux éléments visibles et à l’impression produite sur l’utilisateur averti qui regarde l’apparence du produit, ce règlement conférant exclusivement une protection aux parties visibles des produits ou des parties de produits ;

– que le règlement (CE) n° 6/2002 qui n’a « ni pour objet ni pour effet de multiplier les aspects d’un produit qui peuvent constituer un dessin ou un modèle » établit une règle spéciale portant spécifiquement sur les dessins ou modèles appliqués à un produit ou incorporés dans un produit qui constituent une pièce d’un produit complexe.

Ainsi le principe général s’applique à chacune des pièces constituant le produit complexe, lesquelles doivent d’abord être appréciées au regard de leur apparence, puis considérer en fonction de leur utilisation normale.

Il faut en conclure que l’appréciation du caractère visible d’un produit ou d’un produit complexe ainsi défini par le règlement communautaire (CE) n° 6/2002 ne diffère pas des règles déjà posées par la jurisprudence de la Cour de cassation dans son arrêt du 20 février 2007.

Avocat au Barreau de Paris
Professeur au CEIPI
Chargé d’enseignement à Sciences-PO Paris

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